La première fois que j’ai compris l’intérêt de l’argent, je devais avoir six ou sept ans. J’ai vu mon père poser sur le lit conjugal les billets de sa paie qu’il froissait un par un avec un plaisir évident en écoutant près de son oreille le bruit que cela rendait. Son sourire heureux, la satisfaction de ma mère qui ramassait ces billets et les rangeait soigneusement m’ont donné à penser que l’argent était source de bonheur.
Ensuite ce fut mon premier argent de poche quand j’entrai à l’École Normale, dix francs par mois … avec lesquels je devais acheter mes « bas », mes produits de toilette, etc. Et je me suis vite aperçue que cela suffisait difficilement, même en étant très économe ! Puis le premier salaire ! Après avoir payé les frais fixes de loyer, d’assurance et autres, j’arrivais à grand-peine à finir les mois … sans rien m’offrir de superflu ! Je tombais de haut !
J’ai commencé à établir un budget et à essayer de m’y tenir, mais je trouvais très frustrant de voir dès le premier jour du mois que, tout calculé, je n’avais plus rien !!! Je rêvais d’en gagner plus, de pouvoir dépenser sans compter, de m’acheter des vêtements autres que le minimum indispensable et ailleurs que dans des magasins à bas prix, de pouvoir aller au restaurant, voyager… mais l’habitude était prise. Même après lorsque, mariée, j’ai disposé d’un peu plus de moyens, je ne pouvais me résoudre à dépenser autrement que le strict nécessaire… sauf pour mes enfants.
Maintenant à la retraite, je souhaite que l’argent me permette de gâter mes enfants et petits-enfants. Je n’espère qu’une chose : qu’ils n’aient pas à payer un jour, pour moi, un complément pour une maison de retraite ! Est-ce à cause de mon rapport à l’argent que ma fille aînée est « dépensière compulsive » ? Que mon fils dépense sans compter, que ma seconde fille a voulu à tout prix être fonctionnaire pour ne jamais risquer d’être sans ressource ?
Voilà ce que l’argent représente pour moi : le meilleur et le pire !
Ce beau témoignage montre la relation intime que chacun entretient à l’argent : le plaisir intense du père qui écoute le bruit des billets qu’il froisse en les déposant sur le lit conjugal ; le sourire heureux de la mère qui les ramasse et les range ; et, plus tard, le choix de la fille devenue grand-mère « d’économiser » pour faire plaisir à ses propres enfants et petits-enfants.