Contexte : une mère qui élève seule sa fille récemment sortie de l’adolescence.

 

« Combler son déficit. » Quel déficit lui faisait-elle payer ? Hélène ruminait cette question devant un bol de thé, quand sa fille, une jeune femme désormais, entra dans la cuisine, encore dans sa nuit.

– J’ai reçu un SMS de la banque.  Le solde de ton compte est encore débiteur et on n’est que le 16 du mois.

– Tu vois bien que je ne suis pas réveillée, c’est pas le moment, répondit sa fille.

– Mais ce n’est jamais le moment ! Tous les mois, c’est la même chose.

Depuis maintenant trois ans, Hélène comblait le compte débiteur de sa fille. Et pourtant, depuis l’adolescence, celle-ci n’avait jamais rechigné à faire des petits boulots pour gagner de quoi satisfaire ses plaisirs.

Pour le quotidien, en bonne mère de famille et sans arrière-pensées, Hélène assurait. C’était normal. Mais l’utilisation que faisait sa fille de son argent de poche ne lui plaisait pas. Les fêtes, le tabac, l’alcool et les voyages en taxi dans Paris n’étaient pas à ses yeux la façon correcte de dépenser son argent. D’autant plus qu’au bout du compte – expression si juste -, quand elle se résignait à faire un nouveau virement de 300 euros pour renflouer le compte, elle ne pouvait s’empêcher de penser que cette somme allait dans les poches d’Uber, cet ovni de la nouvelle économie qui faisait basculer bien des repères.

Chaque mois, c’était donc une demi-journée de délibérations internes pour savoir si elle devait combler le déficit, ou au contraire le laisser filer jusqu’à ce que la banque bloque le compte pour mettre sa fille en face de ses responsabilités. De plus, elle éprouvait de la répugnance à engraisser la banque qui profitait de la situation en ponctionnant des frais considérables.

Au bout de ce questionnement, épuisée, Hélène finissait par effectuer le virement qui sauverait momentanément la situation : le cercle vicieux s’était installé.

Elle se servit un deuxième bol de thé et en proposa un à sa fille, mieux réveillée et plus détendue. En la regardant, elle pensa à cette belle jeunesse insouciante. Insouciante ? Du moins l’espérait-elle.

Elle-même avait un mauvais souvenir de cette période entre l’adolescence et l’âge adulte où tous les contours sont flous. Où la fuite en avant vers tous les excès peut faire illusion de vivre. N’était-ce pas aussi l’âge de la séparation d’avec les parents, celui où on « vole de propres ailes » ?

Au même âge, Hélène travaillait depuis trois ans. Elle avait choisi l’indépendance. Sa génération voyait dans l’argent gagné le moyen de quitter la famille et d’être libre : les temps avaient changé !

Elle se demanda soudain si cette répétition entre déficit et comblement n’était pas le dernier lien inconsciemment entretenu entre elle-même et sa fille, avant le grand envol ? Comme une double dépendance. Dans cette zone de conflit entre elles deux mais aussi dans une zone plus intime pour chacune d’elle. Dans cette différence d’appréciation de l’argent, n’y avait-il pas une façon de se démarquer, de ne pas quitter l’enfance tout en amorçant une séparation ? N’y avait-il pas là un jeu entre la perte et sa réparation ?

Confusément, Hélène sentait bien, à chaque fois, que régler cette question du déficit était un défi. Une lutte entre l’amour et la dépendance qu’il induit. Entre le plaisir et la raison. Entre la sanction et l’éducation. Elle pensa à cette question des échanges d’argent qui traverse toutes les couches de nos vies et révèle si bien le poids de nos secrets.

Son thé avait refroidi, sa fille était partie et il fallait qu’elle-même parte travailler. En mettant son bol dans le lave-vaisselle, elle se dit que la vie était une dette que même la mort ne soldait pas.

Tout résidait peut-être là-dedans.

GwG, Septembre 2017

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Vos commentaires et vos questions sur ce texte

    1 Commentaire

    1. On voit bien l’importance des affects qui se transmettent à travers la relation à l’argent. Il représente une « monnaie d’échanges. »

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