Dans « Notre relation à l’argent : quelques constats, nous avons tenté de définir ce que serait une relation idéale à l’argent. Explorons maintenant quelques-uns de nos comportements pathologiques à l’égard de l’argent : le comportement réel de la plupart des individus se situe entre ces deux références extrêmes – relation idéale et relation pathologique à l’argent.
Les pathologies individuelles à l’égard de l’argent
La prodigalité
A l’inverse de l’avare, le prodigue dépense de manière excessive, fait des cadeaux sans compter à son entourage. C’est un dilapidateur. A cela plusieurs motivations possibles, souvent inconscientes :
- Le prodigue pense qu’en donnant son argent, vécu comme une partie de lui-même, il sera reconnu, apprécié et aimé. Il est en quête d’admiration et d’affection ;
- L’argent lui « brûle les doigts », notamment lorsque celui-ci provient d’un héritage chargé de significations affectives négatives, par exemple un patrimoine « contaminé » par de l’argent sale, ou chargé de souvenirs douloureux : le prodigue cherche donc à s’en débarrasser
La « ludopathie » ou passion maladive du jeu
(Selon une enquête de l’OFDT (Office Français des Drogues et des Tendances addictives), environ 47% des adultes en France ont joué à des jeux d’argent en 2021 pour un montant total d’environ 11 milliards d’euros (contre 7,8 milliards en 2003) soit environ 200€ par personne majeure (130 € en 3003). Parmi ces joueurs, 4,4% sont considérés comme porteurs d’un risque modéré et 1,6% comme des joueurs excessifs.)
Le joueur pathologique joue son argent avec le désir conscient de gagner, de « rafler la mise », d’atteindre cet état illusoire de toute-puissance lié à la grande richesse. Dans la réalité, et de manière souvent inconsciente, il répète un scénario dans lequel il recherche l’état d’excitation et de plaisir morbide lié à une prise de risque qui le met en danger, lui et sa famille, et au moins en grande fragilité voire en danger de mort symbolique.
Pour les « ludopathes », le jeu est une passion, c’est-à-dire, étymologiquement, une souffrance. Lorsqu’il devient irrépressible, il constitue une addiction, tout comme le tabac, l’alcool ou la drogue. En fin de scénario, le joueur se retrouve le plus souvent « fauché », triste, et seul avec son sentiment de culpabilité et de honte…
La compulsion d’achat
Dans sa version la plus intense, il s’agit là encore d’une addiction. C’est l’envie impérieuse, accompagnée d’excitation et d’angoisse, d’acheter certains objets, selon un scénario répétitif qui suit généralement les phases suivantes :
- L’acheteur (ou l’acheteuse) est d’abord dans un état de tristesse, de sentiment de vide, de dépression, de frustration ;
- Il (elle) visualise un ou des objets de désir, généralement très coûteux (« une folie »), qu’il désire s’approprier comme si cet objet était capable de le faire sortir de son état de souffrance. Cibles privilégiées : vêtements de luxe, produits de beauté, parfums etc. Le vendeur est tout sourire et cordialité. La publicité lui susurre à l’oreille un slogan du type : « Parce que vous le valez bien… » ;
- L’acheteur entre avec une grande excitation dans un magasin, ou s’installe devant son ordinateur. Il doit acheter immédiatement, « passer à l’acte ». Il regarde, essaie, choisit et paie (on appelle cela « faire chauffer la carte bancaire »). Sentiment d’euphorie et d’apaisement, mêlé de vague sentiment de culpabilité : l’acheteur sait en effet que cet achat est au-dessus de ses moyens, il cherche à oublier ce détail… ;
- Souvent, les objets achetés sont jetés dans un placard et ne seront jamais consommés ou portés. L’acheteur compulsif entre alors dans la phase de dépression, de remords, de culpabilité, il atterrit et mesure l’étendue des dégâts relatifs à sa situation financière : il va devoir jouer les équilibristes, cacher la situation à son conjoint, mentir à son banquier etc.
Le joueur, l’acheteur compulsif, le prodigue ou dilapidateur se mettent dans des situations financières « infernales », qu’ils traitent par des manœuvres de déni ou d’évitement. Ils attendent que la situation se résolve d’elle-même, par miracle.
L’incompétence financière pathologique
On peut parler de pathologie lorsqu’une personne est concernée par quatre ou cinq des points ci-dessous :
- Elle est mal à l’aise ou incompétente dans le traitement des documents administratifs, financiers, bancaires, fiscaux etc. qu’elle reçoit. Elle ne sait pas les décrypter ou les comprendre. Elle ne les classe pas (ou pas bien) ;
- Elle ne sait pas compter (au même titre qu’elle ne maîtrise pas suffisamment la lecture et l’écriture) ;
- Elle ne connait pas le montant des principaux postes de sa situation financière (ses ressources, ses dépenses, ses dettes, le solde de son compte bancaire) ;
- Elle ne fait pas le suivi de sa situation bancaire : elle ne lit pas son relevé de compte bancaire, ne fait pas son rapprochement bancaire etc. ;
- Elle n’anticipe pas ses dépenses, ses rentrées d’argent, ses besoins à venir ;
- Elle ne constitue pas d’épargne de précaution ;
- Elle recourt au crédit, et notamment au crédit renouvelable, de manière plus ou moins aveugle, sans calculer préalablement ses capacités de remboursement ;
- Elle ne fait pas valoir ses droits, notamment financiers, et elle est malhabiles à défendre ses intérêts pour négocier toute affaire ayant des enjeux financiers (vendre, acheter, négocier une rémunération, obtenir l’annulation d’une facturation bancaire contestable etc.) ;
- Elle est une consommatrice peu avertie et peu responsable et constitue une proie facile pour les entreprises de biens ou de services qui usent de toutes les ressources d’un marketing agressif.
Ce phénomène concerne, à des degrés et sous des formes diverses, au moins trois catégories de personnes :
- Les personnes qui ne savent pas compter ni gérer leurs affaires d’argent pour des raisons liées à des insuffisances intellectuelles ou culturelles (celles qui ne savent ni lire ni écrire ni compter sont 9% en France, soit 3,1 millions de personnes de plus de 18 ans – Cf. étude INSEE de 2011 et 2012) ;
- Celles qui n’ont pas reçu de leurs parents une éducation minimale à la gestion de l’argent et qui ne maîtrisent pas les concepts et les savoir-faire élémentaires nécessaires à la gestion d’un budget et d’un patrimoine (défaut de transmission généalogique) ;
- Celles qui sont « fâchées » avec l’argent parce que celui-ci génère en elles des sentiments douloureux (angoisse, mépris, culpabilité, honte etc.) et qu’elles le mettent à distance.
L’avidité financière
Elle se manifeste par une volonté et une énergie extrêmes à se procurer de l’argent, à gagner de l’argent par tous les moyens, sans souci de morale, d’équité ni de mesure. Cette conduite occupe l’essentiel des pensées et de l’activité de la personne avide, elle peut la couper de ses amis et relations, elle constitue une sorte d’obsession. On la rencontre chez quelques grands financiers ou capitaines d’industrie, mais également chez des personnes plus modestes et dotées de moins de talents…! Aristote nommait cette avidité effrénée la « chrématistique », et la considérait comme une grave déviation.
L’avarice
L’avare est obsédé par la rétention, il vit son argent comme une partie de son propre corps, et ne se sent bien que « plein aux as ». Donc il entasse son argent, il l’empile, il le compte, il le cache, il le dorlote. Il ne supporte pas d’en perdre, de s’en séparer, même en petite quantité.
La progression de son tas d’or le réjouit et le met en sécurité, une chute de la Bourse ou une affaire qui tourne mal le plonge dans la mélancolie et il se sent comme en danger de mort. L’avare ignore que l’argent a pour destin de circuler à l’infini, et qu’il est produit, principalement, par des échanges confiants et constructifs avec autrui. L’avare vit dans l’isolement et la tristesse.
Les pathologies collectives à l’égard de l’argent
Les pathologies individuelles au regard de l’argent sont souvent en résonnance avec les pathologies collectives, et en constituent comme une manifestation extrême. C’est par exemple le cas de la compulsion d’achat par rapport à la société publicitaire d’hyperconsommation, ou encore l’avidité financière (individuelle) par rapport à la culture de l’argent-roi et aux conduites financières prédatrices de certaines entreprises.
La société publicitaire d’hyperconsommation
- La publicité décrit un monde irréel et cherche à nous y faire entrer par la manipulation douce (« Achetez cette voiture, et tous vos amis vous admireront ») ;
- Elle pervertit notre système de valeurs, en véhiculant la croyance selon laquelle la source du bonheur est d’acheter et de consommer des biens et des services ;
- Elle manipule notre désir en stimulant uniquement ceux qui peuvent déboucher sur un achat : qui fait de la publicité pour promouvoir la solidarité, l’entraide, la promenade à pied, ou encore la contemplation des couchers de soleil, alors que ces activités sont éminemment désirables et/ou socialement utiles ?
- Elle contribue activement à nous mettre en danger financièrement, en nous poussant à acheter au-delà de nos moyens financiers, et en nous poussant au surendettement
Les conduites financières prédatrices
- Au point de départ est l’impératif de recherche – parfois par tous les moyens, y compris illégaux – du profit à court terme des entreprises, impératif qui est l’un des fondements du capitalisme hyper-libéral ;
- Chez certaines banques, cela se manifeste par l’incitation faite aux clients de recourir au crédit renouvelable, par la vente forcée de produits plus ou moins inutiles, par des abus de pouvoir de certains agents bancaires sur leurs clients les plus fragiles, et enfin par une facturation très lourde des comptes débiteurs, etc. ;
- Dans toutes sortes d’entreprises, et notamment dans les assurances, cela se manifeste par l’utilisation de contrats quasi-illisibles et la pratique du renvoi en bas de page, par un astérisque, vers des informations écrites en très petits caractères que personne n’est tenté de lire ;
- Un autre exemple : celui des ventes par internet, dans lesquelles les entreprises organisent leur inaccessibilité, et suppriment la possibilité de contact direct entre le vendeur et l’acheteur, même lorsqu’il existe de graves manquements dans le service après-vente de la chose vendue.
La culture de l’argent-roi
L’argent semble devenu le référent absolu de la vie sociale. Tout s’évalue en dollars ou en euros, on supprime les maternités, les lits d’hôpitaux, les travailleurs sociaux et les fonctionnaires de police parce qu’ils coûtent trop cher. L’argent est l’arbitre de presque toutes les grandes et petites décisions. La course à l’argent est l’activité centrale de la plupart des humains, et notamment des plus fortunés. L’argent devient le dieu du monde contemporain, l’objet d’un culte de plus en plus universel, dont les banquiers d’affaires sont les grands prêtres.
L’illettrisme de l’argent
- Phénomène social : 5% de la population ? 10 % ? Plus ?
- Mal connu et non étudié en tant que tel (à cause du tabou sur l’argent ?) (voir L’incompétence financière pathologique)
Le surendettement
Il touche les personnes et les familles économiquement et psychiquement fragiles, il fragilise socialement et psychiquement les personnes qu’il touche.
On distingue deux types de surendettement :
- Le surendettement actif, causé par un recours excessif au crédit, et en particulier au crédit à la consommation (crédit renouvelable), souvent lié a la détention d’une ou plusieurs cartes de fidélité des grandes enseignes de magasin. Le surendettement actif représente 25 % des cas
- Le surendettement dit passif, c’est-à-dire lié à un accident de la vie (perte d’emploi, maladie, séparation, divorce, veuvage). Il représente 75 % des cas.
D’une manière générale, le surendettement est lié à :
- La précarité financière et sociale croissante des ménages, des personnes seules et des familles monoparentales ;
- La pression de la société publicitaire de consommation, qui incite chacun à dépenser et à consommer au maximum de ses possibilités, et parfois au-delà ;
- Une distribution du crédit peu rigoureuse ou inadaptée, dans laquelle
- Le prêteur autant que l’emprunteur ne vérifient pas suffisamment la capacité de remboursement de ce dernier
- Le crédit renouvelable, à la fois trop coûteux et dangereux, tient lieu de « crédit fourre-tout » et est utilisé là où des crédits amortissables seraient plus appropriés
- L’insuffisance de capacité des particuliers à gérer leur budget de façon ordonnée et claire, et à regarder leur situation financière en face
- L’absence ou l’insuffisance d’une épargne de précaution qui, en cas d’accident de la vie, pourrait permettre à la personne de faire face aux dépenses exceptionnelles causées par cet accident sans recourir à des crédits susceptibles de conduire au surendettement
Caractéristiques des personnes surendettées (voir l’enquête annuelle de la Banque de France)