« Ce qui distingue l’homme de la bête, ce sont les ennuis d’argent ».
Jules Renard
L’argent n’est pas ce que l’on croit. Ou plutôt, il est beaucoup plus que ce que l’on croit.
C’est un objet bizarre, complexe, sauvage, explosif. Il est le grand médiateur du monde social et du monde économique et il structure les relations entre les humains. De manière plus intime et plus subtile, il contribue également à structurer notre identité psychique : chacun de nous entretient en effet avec lui une relation différente, souvent intense, chargée d’émotion et en partie inconsciente.
Pour le mettre au service d’une vie personnelle et sociale plus « riche », nous avons intérêt à en comprendre la complexité et à le maîtriser mieux.
Qu’est-ce que l’argent ?
Définitions (cf. le dictionnaire Robert) :
- Métal précieux
- Pièce de monnaie en argent et, par extension, toute monnaie métallique
- Toutes sortes de monnaies, métallique (les pièces), scripturale (l’argent déposé sur un compte à la banque et comptabilisé sous la forme d’écriture), fiduciaire (les billets de banque, mais aussi les cartes de crédit, etc.)
- Le patrimoine d’une personne, c’est à dire la valeur financière de tout ce qu’elle possède en propre à un moment donné, après avoir soustrait le montant total de ses dettes (Les principales composantes du patrimoine sont les biens fonciers (terres ou terrains), les biens immobiliers (maison ou appartement), les actions ou obligations, les objets d’art, l’argent déposé à la banque ou conservé chez soi et aussi, plus modestement, les véhicules, les vêtements, les bijoux, les biens d’équipement de la maison (meubles, vaisselle, équipements ménagers etc.)). Au sens large, l’argent, c’est la fortune d’une personne.
Étymologie du mot argent
Argent vient d’une racine indo-européenne arg qui signifie « briller », « éclat », « blancheur » (l’infinitif arguere signifie « démontrer », « convaincre », à rapprocher du fait que l’argent est doté d’une grande capacité à convaincre… !)
A quoi sert l’argent ?
Selon les économistes, l’argent a trois grandes fonctions :
- Évaluer la valeur marchande des objets ou des services qui peuvent être échangés sur un marché entre un vendeur et un acheteur.
- Payer, éteindre la dette, permettre les échanges marchands.
- Stocker la valeur, la mettre en réserve, l’accumuler au-delà du besoin, l’épargner.
Quelques commentaires au sujet de ces définitions
- Étymologiquement, l’argent est « ce qui brille ». Cette brillance est à rapprocher de son pouvoir d’attirer l’œil et d’exciter le désir et même la passion.
- L’argent est un objet qui circule, qui passe de main en main dans l’échange économique. Dans ce cas on dit que l’argent est un flux (comme une rivière qui coule). Mais quand il constitue un patrimoine, il devient un stock : il s’arrête de « couler » pour devenir stable (comme un étang ou un lac, qui constitue une réserve d’eau).
- A l’origine, l’argent circulait sous la forme de pièces d’argent ou d’or dont la valeur était définie par la quantité de métal précieux qu’elles contenaient. Au fil des siècles, il a pris différentes formes nouvelles (pièces de métal non précieux, billets de banque, traites etc.) Aujourd’hui, l’argent est souvent un simple nombre inscrit sur un billet de banque (10 euros, 50 euros, 100 euros etc.) ou dans la mémoire de l’ordinateur de la banque (c’est le solde de notre compte bancaire), ou même le montant d’un découvert en compte que la banque nous autorise. Cela signifie que :
- Le support de l’argent, et la forme qu’il prend (pièces, billets etc.), ont beaucoup évolué tout au long de l’histoire
- L’argent tend aujourd’hui à devenir de plus en plus dématérialisé et électronique.
Regards sur l’argent
L’argent est un instrument de mesure de la valeur des choses
Il permet d’évaluer la valeur marchande des objets et des services qui peuvent être échangés sur un marché entre un vendeur et un acheteur. L’échange économique (qui commence par l’achat d’une baguette de pain chez le boulanger ou le recours aux soins prodigués par le médecin) n’est possible que s’il y a eu évaluation préalable de la chose à échanger (objet ou service) et accord sur sa valeur entre le vendeur et l’acheteur.
L’argent permet également au législateur d’évaluer le montant des pénalités en cas de non respect de la loi, et au juge d’évaluer le dédommagement à verser pour compenser le préjudice causé.
L’argent est un équivalent universel de la valeur
Si je peux les payer avec de l’argent, je peux acheter et donc m’approprier tous les objets ou tous les services existant sur un marché. L’argent permet donc d’acquérir des droits de propriété ou d’usage presque à l’infini (Mais on verra ci-dessous que ce presque marque néanmoins une réserve importante !). On dit qu’il est un équivalent universel de valeur.
L’argent est un droit
Si je détiens un billet de 50 euros, je peux me procurer des biens ou des services contre ce moyen de paiement. La loi stipule que, dans l’aire géographique de cette monnaie, toute personne physique (particulier, commerçant) ou personne morale (entreprise) est tenue d’accepter ce billet en paiement d’une dette. On dit que cette monnaie a valeur libératoire.
L’argent est donc un droit reconnu à son propriétaire sur les biens et les services existants produits par les agents économiques d’une communauté. Le fait que ce droit soit très inégalement réparti et que certaines personnes en soient gravement démunies ne doit pas faire perdre de vue que la nature première de l’argent est d’être un droit (L’enjeu de la lutte contre la pauvreté consiste à rétablir les personnes les plus pauvres dans leurs droits élémentaires, et notamment celui de se procurer les moyens financiers dont ils ont besoin pour vivre décemment et parfois pour survivre.).
L’argent est la manifestation de l’existence d’une communauté politique et d’une confiance commune
Regardons un louis d’or frappé à l’effigie de Louis XIV vers l’an 1700. Dans son royaume, le roi – le souverain – est le seul à détenir le privilège de battre monnaie, c’est à dire de fabriquer des pièces de monnaie à son nom. C’est lui qui garantit la valeur de cette pièce, comme s’il disait à travers elle : « Sur tout le territoire dont je suis le souverain, j’ordonne que cette monnaie frappée à mon effigie soit acceptée, parce que j’en garantis la valeur ».
Cet exemple restait bien sûr valable jusqu’en l’an 2000 en France avec le franc, en Allemagne avec le mark et en Italie avec la lire, et vaut aujourd’hui avec l’euro. La monnaie ne fonctionne comme monnaie que si elle est garantie par un État souverain, ou par une communauté d’États souverains, et seulement dans la mesure où les citoyens de cet État accordent leur confiance à leur souverain et à la monnaie garantie par lui.
L’argent est donc en dernier ressort un objet symbolique qui matérialise la confiance : confiance commune des citoyens envers leur souverain, confiance entre le client et sa banque, confiance entre les différents agents économiques, confiance en la solidité de l’économie et confiance en l’avenir. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui que la monnaie n’est plus de l’or ou de l’argent, métaux précieux, mais du simple papier, ou encore des nombres inscrits dans les ordinateurs des banques, qui n’ont par eux-mêmes aucune valeur vénale, mais seulement une valeur symbolique.
Si la confiance envers la monnaie s’effondre dans un pays, comme ce fut le cas en 2002 en Argentine, le système financier et le système de paiements s’effondrent, l’économie s’enraye, et la misère s’installe. C’est pourquoi les banques centrales comme aujourd’hui la Banque Centrale Européenne ou la Réserve fédérale (FED) aux Etats-Unis ont comme première mission de gérer et de protéger cette confiance.
L’argent est une énergie et le « carburant de la vie » des humains
Pour le philosophe Spinoza, l’essence de tout être et notamment de l’être humain réside dans son effort pour continuer à exister et pour affirmer et développer sa puissance d’exister et d’agir (Pour définir cet effort dynamique d’affirmation et de développement de soi, Spinoza utilise le mot latin conatus, qui signifie tout à la fois désir, appétit, effort et volonté, et mise en marche d’un projet.).
Aujourd’hui, l’argent est une sorte d’énergie universelle accumulée et emmagasinée qui permet aux personnes qui la possèdent de l’échanger avec d’autres personnes contre la nourriture, les vêtements, le logement, les déplacements, les loisirs dont elles ont besoin pour vivre, mais aussi de réaliser leurs projets de vie : faire des études ou une formation qualifiante, trouver un emploi rémunéré ou s’installer professionnellement, fonder une famille et éduquer des enfants, voyager, se cultiver, avoir une vie sociale digne, etc. L’argent permet donc à chacun de « persister dans l’être », mais également de développer sa puissance d’agir et de réaliser son projet consistant à mener une bonne vie.
Dans une image raccourcie, on peut dire que l’argent est le « carburant de la vie », celui qui fait tourner le moteur de notre vie. Dans nos sociétés marchandes, une personne sans argent se trouve privée de l’énergie vitale dont elle a besoin pour exister. Comme si sa vie ne tournait qu’au ralenti, à la limite de s’arrêter.
C’est pourquoi les personnes en grave manque d’argent sont souvent habitées par des angoisses de mort dont l’intensité est difficile à se représenter pour qui n’a pas vécu une telle expérience.
L’argent est un activateur des échanges économiques
Parce qu’il permet d’évaluer la valeur des choses et d’éteindre la dette, c’est-à-dire de payer et solder les échanges marchands, l’argent est un activateur des échanges et donc un créateur de richesse.
Dans cette machinerie immense et complexe qu’est l’économie, l’argent fonctionne donc à la fois comme un accélérateur d’énergie, et comme l’huile ou la graisse qui lubrifie le moteur et toutes les parties mécaniques.
Sans les vertus dynamiques de l’argent, la machine économique ne marcherait tout simplement pas : si les produits achetés chez les commerçants ne pouvaient être payés qu’avec des coquillages ou des colliers de perle, si on ne pouvait échanger des barils de pétrole que contre des tonnes de blé, ces transactions seraient infiniment plus difficiles et donc plus rares… !
Les pays les plus pauvres, et les périodes les moins prospères de notre propre histoire en France, ont comme caractéristique commune d’avoir manqué de moyens de paiement. Le manque d’argent n’est pas seulement la conséquence, mais aussi l’une des causes de la pauvreté, parce qu’il restreint les échanges et que, pour l’essentiel, la richesse est dans l’échange.
L’argent est un moteur et un instrument du lien social
Le philosophe grec Aristote définit l’argent comme « le substitut du besoin ». Et ce dont les humains ont d’abord besoin, c’est d’échanger le produit de leur travail respectif. Car un même individu peut difficilement produire en même temps des chaussures, des céréales, fournir des soins médicaux, construire des maisons et manier les armes pour défendre la cité. En permettant d’évaluer la valeur de ces différents biens ou services et de les échanger (de les payer), l’argent rend possible la spécialisation des métiers. Selon Aristote, ce qui fonde la cohésion de cette société, et qui crée le lien social entre ces individus, ce sont ces échanges de produits ou de services qu’ils font, chacun travaillant pour les autres membres du groupe et recevant d’eux en retour une part de leur travail.
L’argent est un pacificateur
A l’origine, l’argent servait principalement aux humains :
- Pour payer le prix des sacrifices offerts aux dieux en vue d’apaiser leur courroux et de restreindre leurs sentiments de dette et de culpabilité envers eux. Progressivement, les sacrifices humains puis d’animaux ont été remplacés par des dons en argent aux différents membres du clergé.
- A payer le prix du sang et à arrêter le cycle de la vengeance entre clans ennemis : seul le paiement d’une certaine somme d’argent permettait de compenser le meurtre initial et de mettre fin au conflit.
Aujourd’hui, il permet :
- D’éteindre la dette et de « libérer » le débiteur de tout lien de dépendance. Si je suis en dette envers un tiers, il détient un pouvoir sur moi. Si je paie ma dette en lui versant une certaine somme d’argent, je rééquilibre la relation, je fais place nette pour de nouvelles transactions… ou pour n’avoir plus aucune obligation réciproque, puisque nous sommes quittes
- De favoriser entre personnes, communautés ou États des échanges marchands qui ont des effets globalement pacificateurs, et qui remplacent avantageusement le vol, la razzia ou la guerre.
L’argent est un instrument de pouvoir
L’argent permet non seulement aux humains d’acquérir les biens et les services qui leur donneront un pouvoir sur leur propre vie : il leur permet également d’avoir du pouvoir sur autrui et sur la marche du monde.
Sur autrui : si on le rémunère financièrement, on peut obtenir de quelqu’un qu’il agisse conformément à notre volonté, et même, parfois, s’il n’est pas vraiment d’accord avec ce qu’on lui demande. Pour s’approprier cette énergie vitale dont ils ont tant besoin, les humains dans leur grande majorité sont prêts à se soumettre à la volonté d’un autre humain. Cette soumission peut prendre des formes multiples et parfois dégradantes.
Sur la marche du monde : le meilleur exemple en est le système électoral des États-Unis d’Amérique qui permet un large financement des candidats par des donateurs particuliers. Ceux-ci sont souvent de riches milliardaires qui espèrent que les candidats élus avec leur aide mèneront une politique favorable aux affaires et en particulier aux milliardaires !
Mais l’argent n’est pas, comme trop de personnes le pensent, un soleil noir dont le pouvoir ne serait que maléfique (voir ci-dessous en 2.16)
L’argent permet de « déplacer » le temps
A travers le mécanisme de l’épargne, l’argent permet à une personne de stocker la valeur, de la mettre en réserve, de l’accumuler au-delà de son besoin immédiat pour pouvoir l’utiliser plus tard.
A l’inverse, le mécanisme du crédit permet à cette même personne, par exemple au moment où elle acquiert un logement ou une automobile, de disposer immédiatement d’un argent qu’elle ne possède pas encore, qu’elle ne gagnera que dans les mois ou les années à venir. Ce qui lui permet d’investir au-delà de son autofinancement.
En ce sens, l’épargne et le crédit sont des dispositifs qui permettent de manipuler le temps. On retrouve là le dicton populaire selon lequel « Le temps, c’est de l’argent », et qu’on pourrait d’ailleurs inverser pour dire : « L’argent, c’est du temps ».
L’argent est le support et la condition de l’individualisme
L’individualisme s’est développé de manière spectaculaire dans le monde occidental à partir du 18ème siècle. Jusqu’à cette époque, en particulier dans les campagnes, l’argent était rare et circulait peu. Chacun se définissait d’abord par son appartenance à une famille, à un clan, à une corporation de métier, à une paroisse. Et son comportement obéissait d’abord aux usages, aux normes, aux modèles du groupe d’appartenance, ou tout simplement aux décisions du chef de famille ou de clan. La marge de liberté individuelle était faible, chacun était d’abord un maillon du groupe de référence.
Avant l’ère de la modernité, être propriétaire de biens permettait d’abord de devenir propriétaire de soi-même, c’est-à-dire de sortir de la dépendance au sein d’une communauté de voisinage ou d’une famille d’appartenance.
Du temps de l’empire romain, les esclaves pouvaient acheter leur liberté à leur maître s’ils avaient réussi, par un surcroît de travail, à amasser un pécule. De même au Moyen Âge, les paysans asservis au seigneur pouvaient s’en affranchir à condition de racheter leur liberté en lui versant une certaine somme d’argent. L’argent et la propriété de biens permettent d’exister en tant qu’individu, en tant que personne ayant la libre disposition de soi.
Aujourd’hui, chacun se veut d’abord un individu autonome, ou indépendant, différent des autres, inventant librement sa propre trajectoire de vie, à la recherche de son bonheur personnel. Cela est devenu possible par l’apparition des nouvelles valeurs véhiculées par le siècle des Lumières puis par la Révolution Française, grâce au développement des idées de liberté et d’égalité, de bonheur, et plus tard grâce au romantisme et aux découvertes freudiennes. Mais le développement de l’individualisme a également été rendu possible par la transformation de l’argent.
Si l’argent ne s’était pas répandu dans toutes les couches de la société, si les lois n’avaient pas facilité l’appropriation individuelle de l’argent et si les banques n’avaient pas multiplié les instruments de paiement (l’implantation généralisée des distributeurs automatiques de billets en est un exemple.), d’épargne et de crédit, l’individualisme n’aurait pu se répandre comme il l’a fait.
Aujourd’hui, l’argent est omniprésent, et chacun en a peu ou prou. Dans une famille, le père n’est plus comme autrefois le seul à en disposer, et chacun est autonome à la mesure de son indépendance financière. Sans approvisionnement individuel en argent, pas d’autonomie, et donc pas d’individu libre et autonome (…ou ayant l’illusion de l’être !).
L’argent ne doit pas être confondu avec la richesse
La richesse existe à l’infini dans la nature. Elle est constituée de l’ensemble des galaxies qui composent l’univers, de l’ensemble des êtres vivants et des autres éléments qui constituent notre planète, et de toutes les ressources de vie, d’échange et de création présents en chacun des êtres qui constituent la terre.
En ce sens, la richesse déborde infiniment celle qui est concentrée dans l’argent, et une grande part de ce qui constitue nos richesses est totalement ou partiellement hors du pouvoir de l’argent : la beauté d’un paysage, la qualité d’un échange de regards, l’affection profonde ou la fraternité qui existent entre certains individus, la liberté (de croyance, de parole, de mouvement etc.), la justice, la capacité créatrice, etc. ne sont pour l’essentiel ni achetables ni vendables. C’est ce que certains philosophes appellent le « hors de prix » (Hénaff, Marcel, Le prix de la vérité, Paris, Le seuil, 2002, p. 20. Ce concept de « hors de prix » est illustré par le poème suivant : L’argent peut acheter une maison, mais pas un foyer. Il peut acheter un lit, mais pas le sommeil. Il peut acheter une horloge, mais pas le temps. Il peut acheter un livre, mais pas la connaissance. Il peut acheter une position, mais pas le respect etc.)
L’argent est un objet de convoitise et un excitant psychique
Pour les personnes ayant des revenus modestes ou moyens, l’argent permet d’acheter les produits et les services indispensables à leur vie quotidienne. Pour les personnes les plus riches, l’argent peut être accumulé et/ou utilisé pour être investi ou pour financer des dépenses complémentaires de prestige et de luxe : il confère alors à son propriétaire la puissance, le pouvoir et la considération sociale.
La plupart des humains ressentent donc un besoin vital de se l’approprier et y consacrent une part importante dans leur vie (c’est une des formes de la lutte pour la vie). Les plus avides d’entre eux cherchent à l’accumuler à l’infini, et dans ce cas l’argent tend à devenir un objet de fascination et de démesure qui peut rendre fou.
Pour tous, l’argent est un puissant excitant psychique. Il agit dans notre vie en de nombreux endroits et notamment dans notre vie professionnelle, amoureuse, familiale, sociale, intellectuelle. Il nous travaille, nous stimule, nous classe, nous oriente et parfois nous déroute. Il suscite en nous des sentiments puissants, conscients ou cachés : désir, plaisir, puissance, fascination, sécurité, indifférence, mépris, culpabilité, colère, angoisse, honte, mal-être, violence, souffrance…
Pour certaines personnes, le manque d’argent ou les conflits autour de l’argent entraine des tourments psychiques graves qui les empêche de dormir et peut, au sens propre, les rendre malades.
L’argent est un représentant et une enveloppe psychique du moi
Même si cette idée peut sembler étonnante ou choquante, l’argent joue un rôle central dans la construction de notre identité. Selon le philosophe anglais John Locke, l’homme est un être qui s’approprie une partie de la Nature grâce à son travail et devient propriétaire.
Pour certains psychologues, l’argent – et donc le patrimoine – d’une personne fonctionnent comme une enveloppe psychique protectrice du moi, de même que le vêtement est une enveloppe protectrice du corps.
Bonne ou mauvaise, notre situation financière contribue à forger notre identité personnelle, et l’image que nous avons de nous-mêmes. Même si cela repose bien souvent sur une illusion, une personne riche a tendance à s’identifier à son patrimoine, à sa maison, à sa voiture, à ses vêtements, à ses revenus, etc. Et l’argent peut lui apporter un sentiment de protection et de puissance. A l’inverse, une personne financièrement démunie peut être fragilisée dans sa construction identitaire.
Dans son identité profonde, chacun de nous est bien plus et bien autre chose que sa situation financière. Mais dans le monde social, dans le regard des autres, nous sommes perçus différemment selon notre situation de fortune, et ce regard contribue, au moins en partie, à façonner l’image que nous avons de nous-mêmes.
Et des questions plus difficiles surgissent : quelles relations intimes et complexes chacun de nous entretient-il avec son propre argent, c’est-à-dire avec son patrimoine ? Comment acquérir une confiance en soi et une estime de soi indépendante de notre situation de fortune, en donnant plus d’importance à notre richesse intérieure, et à la richesse de nos liens sociaux « vrais » ?
On peut prolonger la réflexion plus loin et poser l’hypothèse féconde selon laquelle, pour certaines personnes, leur argent et leur patrimoine semblent constituer une extension de leur propre corps ou de leur personne, ou s’y intégrer au moins symboliquement.
Plusieurs indices semblent étayer cette dernière hypothèse :
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- Pour évaluer la fortune d’une personne très riche, on utilise souvent cette expression étonnante : « Elle pèse tant de millions (ou de milliards) d’euros (ou de dollars) ». Comme si, pour l’imaginaire linguistique, le patrimoine financier d’un individu venait s’agréger au corps propre de celui-ci, le gonfler et le lester.
- Dans la pièce de théâtre Le Marchand de Venise de Shakespeare, le marchand Antonio a emprunté de l’argent à l’usurier Shylock : il est tellement certain de pouvoir rembourser son créancier qu’il signe un contrat prévoyant qu’en cas de non remboursement de la dette, celui-ci pourra prélever sur son corps une livre de sa chair. C’est malheureusement ce qui arrive et Shylock exige l’exécution du contrat… !
- Au Moyen-Âge, le petit sac de cuir pendu à la ceinture dans lequel les voyageurs disposaient leur argent s’appelait la bourse ou encore la bougette, mots que les anglais nous ont emprunté en le transformant en budget et que nous avons réintroduit en France quelques siècles plus tard pour désigner le budget, « somme d’argent dont on dispose et affectée à un projet ou une activité spécifique ».
Pour nos contemporains également, il est indispensable d’avoir de l’argent sur soi (en numéraire, ou sous forme de carte bancaire), et l’une des façons de mettre son argent en sécurité est de le cacher dans ses habits en les collant le long du corps.
- Si on s’aventure plus loin dans le langage anatomique et/ou argotique, on ne peut passer sous silence le terme de bijou de famille qui est censé évoquer : 1. Un objet de grande valeur (notamment parce qu’il est en argent ou en or) et servant généralement de parure du corps 2. Le sexe de la femme et celui de l’homme censé représenter, dans l’imaginaire populaire, ce qu’ils possèdent de plus précieux.
Pour terminer dans cette veine potentiellement scabreuse, il convient encore de noter que l’enveloppe de la peau des testicules-bijoux-de-famille s’appelle les bourses : ce sont là des rencontres parlantes entre l’argent et le corps humain !
- Un vigneron tourangeau dont les vignes avaient été détruites en quasi-totalité dans la nuit du 27 au 28 avril 2016 déclarait le lendemain à la radio : « La plupart des bourgeons ont été comme brûlés par le gel, la récolte est presque totalement détruite et cette catastrophe va entrainer des pertes de revenus très graves. En voyant cela, je me suis senti comme anéanti, j’ai mal partout comme si j’avais été roué de coups » : son patrimoine a été brûlé, et il ressent cette destruction comme un grave dommage fait à son propre corps !
- L’ouvrage – devenu un classique – de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada, Les mots, les sorts, la mort, Folio Gallimard, Paris, 1977, porte sur les phénomènes de sorcellerie dans le bocage mayennais. Il décrit comment le domaine du paysan ensorcelé est « attaqué » par un « sorcier » (souvent un voisin ou une personne de la région) pour s’en approprier une partie. Cette manœuvre repose sur la croyance commune des protagonistes selon laquelle le domaine est composé du corps propre du paysan et de ses « possessions » qui font corps avec lui. Ces « possessions » sont constituées par les membres de sa famille proches (femme et enfants), les animaux et les bâtiments de la ferme, les récoltes, le matériel agricole, les terres, le tout constituant un ensemble vivant à la fois économique et biodynamique présenté comme une force et capable de vivre, de se reproduire et de produire de la richesse. Le paysan est le plus souvent attaqué via une ou plusieurs de ses possessions (maladie ou stérilité des personnes et/ou des bêtes, stérilité des terres, maladie des récoltes, etc.), ce qui revient à attaquer l’ensemble du domaine et donc la personne propre du propriétaire (Cf. p. 333 à 366).
L’argent agit comme un talisman
Un talisman est un objet sur lequel sont gravés ou inscrits des signes consacrés et auxquels on attribue des vertus magiques de protection et de pouvoir. Pour de nombreux humains, cette définition s’applique parfaitement à leur argent : s’ils en ont, ils se sentent protégés et en retirent un sentiment accru de puissance et de sécurité.
L’argent est un « analyseur »
Dans la plupart des institutions ou des situations individuelles ou de groupe, la connaissance des circuits et des enjeux financiers permet de comprendre une grande partie des motivations et des comportements de chacun des acteurs. En ce sens, si on connaît la réponse aux questions du type : combien d’argent est en jeu, d’où provient-il, qui le reçoit, qui en fait quoi, qui en est le bénéficiaire final, qui décide ? …on a toutes chances de comprendre l’essentiel de cette situation, ou du fonctionnement de cette institution. C’est pourquoi les sociologues disent de l’argent qu’il est un analyseur.
L’argent peut être utilisé tant comme instrument de création que de perversion
L’argent est à l’origine un objet social neutre, ni bon ni mauvais en soi. Mais en fonction de leur éthique, les humains peuvent l’utiliser à des fins plus ou moins créatrices ou destructrices.
Cet instrument peut être mis au service d’actions utiles et bienfaisantes telles que lutter contre la malnutrition des enfants et les éduquer, reconstruire un pays après une guerre ou une catastrophe naturelle, créer des œuvres d’art, assurer la solidarité entre les classes sociales fortunées et celles qui sont dans la précarité, etc.
L’argent peut également être mis au service d’actions destructrices et pervertir les relations entre les humains : c’est pour s’approprier rapidement beaucoup d’argent que certains humains font des détournements, des attaques à main armée, tuent d’autres humains, ou que certaines entreprises exploitent leurs salariés, ne paient pas leurs impôts, font avec leurs clients des transactions commerciales prédatrices, vendent des armes, favorisent l’état de guerre, pillent les ressources de la planète, etc.
C’est avec l’argent que certains humains achètent et corrompent ceux qui peuvent les aider à s’enrichir au détriment de l’intérêt général, et parfois de manière criminelle.
Lorsque l’argent est utilisé à des fins destructrices, cela ne signifie pas qu’il est un objet destructeur, mais simplement qu’il est manié par des humains qui n’hésitent pas à détruire une partie de la nature ou d’autres humains pour satisfaire ce qu’ils considèrent comme leur intérêt propre. L’argent ne reste qu’un objet.
L’argent est au cœur de l’exclusion financière et sociale
Les exclus sont d’abord ceux qui manquent d’argent. Plusieurs causes possibles :
- Ils ne peuvent pas s’en procurer suffisamment par leur travail (chômage, travail à temps partiel, maladie, difficultés diverses)
- Un accident de la vie (perte d’emploi, accident, séparation ou divorce, maladie, décès d’un proche) les a privés d’une partie importante de leurs revenus ou les a amenés à engager des dépenses imprévues qui déséquilibrent durablement leur budget
- Ils méconnaissent leurs droits ou ne les font pas valoir
- Ils ont fait le choix de vivre plus ou moins en marge d’un système social et d’une société de consommation qu’ils rejettent autant que ce système les rejette
- Ils maîtrisent insuffisamment la gestion de leur budget familial et/ou ils dépensent au-delà de leurs moyens financiers.
L’exclusion sociale prend des formes très diverses. D’un point de vue strictement financier, il convient de distinguer :
- L’exclusion financière : c’est une insuffisance durable de revenus qui rend la vie très difficile à l’individu ou à la famille exclus
- Exclusion bancaire : ce sont des difficultés d’accès et/ou d’usage des services bancaires qui empêchent certaines personnes de mener une vie sociale normale (ex. : pas de compte bancaire, ou plus simplement pas de chéquier ou de carte bancaire.)
Ces deux exclusions ne se recouvrent pas exactement.
Elles ne sont pas un statut fixe ni de simples catégories statistiques, mais des processus dynamiques :
- Qui résultent du jeu de multiples forces sociales
- Dans lesquels certaines personnes entrent, et sont prises parfois durablement, dont d’autres peuvent sortir
- Qui ont des causes, des étapes plus ou moins semblables, et diverses modalités de sortie
- Qui transforment les individus pris dans ses filets et les perturbent souvent gravement.
Au lieu de parler d’exclusion financière et d’exclusion bancaire, qui sont des catégories de pensée, il serait plus pertinent de parler des exclus eux-mêmes, c’est-à-dire des individus ou des familles pris dans des scénarios de vie comme on peut l’être dans une tempête, qui en souffrent et qui luttent pour s’en protéger au mieux. S’il est discutable d’affirmer que l’argent apporte la liberté, on peut en revanche affirmer que son absence est souvent une redoutable prison.