L’argent de l’héritage paternel, un droit naturel indépassable ?

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Philip Roth avait obtenu de son père qu’après le décès de celui-ci, il transmette l’essentiel de son patrimoine à son autre fils Sandy. Mais l’échéance approchant, notre auteur découvre que cette discordance de traitement avec son frère Sandy lui est proprement insupportable…

Dans la chambre à coucher (…), mon père me montra (…) la petite boite métallique où il enfermait son testament, sa police d’assurance et ses carnets de la Caisse d’épargne (…). « Tous mes papiers sont là, précisa-t-il. Et voici la clé de mon coffre. (…) J’ai fait comme tu m’as dit, poursuivit-il. J’ai mis toutes mes économies sur un compte joint avec Sandy. (…) Feuilletant les livrets, je constatai que les économies se montaient à environ cinquante mille dollars ; les Bons du Trésor et les obligations en totalisaient pour leur part trente mille autres ; eux aussi devaient revenir à mon frère.

« Les dix mille dollars de la police d’assurance seront pour toi, ajouta-t-il. Je sais ce que tu m’as dit, mais ça, il fallait que je le fasse. Je n’allais quand même pas ne rien te laisser.

  • Parfait », dis-je (…)

Mais sa mort n’ayant maintenant plus rien d’une perspective lointaine, l’entendre me dire qu’il avait finalement légué les choses pour, conformément à ma requête, pratiquement m’éliminer du nombre de ses héritiers, provoquait en moi une réaction que je n’avais aucunement prévue : je me sentais renié, et d’être à l’origine de mon élimination du testament n’atténuait   en rien ce sentiment d’avoir été exclu par lui. J’avais eu là un geste généreux qui de plus était (…) pleinement en accord avec les revendications d’égalité et d’indépendance dont je n’avais cessé de harceler mon père dès mon adolescence. (…) Et je me sentais anéanti d’avoir agi ainsi : naïf, insensé, et anéanti.

A mon grand désarroi, contemplant là, avec lui, ses dernières volontés, je constatais que je voulais ma part du petit capital que, contre toute attente, ce père opiniâtre et déterminé, mon père, avait accumulé au cours d’une vie. Je voulais cet argent parce que c’était son argent, j’étais son fils et j’avais droit à ma part, et je le voulais aussi parce c’était, sinon un authentique morceau de sa peau de bûcheur acharné, du moins en un sens la matérialisation de tout ce dont il avait triomphé et à quoi il avait survécu. C’était ce qu’il devait me donner, ce qu’il avait voulu me donner, c’était mon dû de par la coutume et la tradition, pourquoi n’avais-je donc pas su la boucler et laisser les choses suivre leur cours normal ?

Ou alors, estimais-je ne pas le mériter ? Voyais-je en mon frère et en ses enfants des héritiers plus méritants que moi, parce que mon frère qui, lui, avait donné à mon père des petits-enfants, avait plus de légitimité comme légataire d’un père qu’un fils resté sans enfants ? Étais-je un frère cadet tout d’un coup devenu incapable d’affirmer ses droits face à la priorité conférée par l’âge à celui qui arrive le premier ? Ou bien, au contraire, étais-je un frère cadet en proie au sentiment de n’avoir déjà que trop empiété sur les prérogatives de son ainé ? A quoi tenait donc ce coup de tête qui m’avait fait rejeter mon droit à l’héritage, et comment avait-il pu si facilement l’emporter sur des espérances qu’un fils, je le découvrais à présent, était en droit de nourrir ?

Philip Roth, Patrimoine, Gallimard Folio, Paris, 1992 pour l’édition française., p. 109 sq.

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  1. C’est tellement fort, ce texte ! Il dit si bien le besoin d’amour et de reconnaissance des enfants vis à vis de leurs parents et comment ce besoin d’amour se matérialise par cette question de l’héritage au-delà même de la vie des parents. Et, dans ce cas singulier, j’admire comment Philip Roth analyse sa place dans la fratrie à travers cette question de l’héritage auquel il a voulu renoncer et qu’il souhaite finalement. Dans chaque situation d’héritage, quel qu’en soit la valeur, il faudrait s’interroger sur les sentiments qui nous envahissent avec autant d’honnêteté que le fait ici Philip Roth.

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  1. C’est tellement fort, ce texte ! Il dit si bien le besoin d’amour et de reconnaissance des enfants vis à vis de leurs parents et comment ce besoin d’amour se matérialise par cette question de l’héritage au-delà même de la vie des parents. Et, dans ce cas singulier, j’admire comment Philip Roth analyse sa place dans la fratrie à travers cette question de l’héritage auquel il a voulu renoncer et qu’il souhaite finalement. Dans chaque situation d’héritage, quel qu’en soit la valeur, il faudrait s’interroger sur les sentiments qui nous envahissent avec autant d’honnêteté que le fait ici Philip Roth.

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