Titiou Lecoq a écrit un livre irremplaçable sur la vie échevelée de Balzac, qu’elle considère comme le frère en misères financières de beaucoup d’entre nous aujourd’hui. En voici quelques passages magnifiques qui traitent de questions centrales sur notre relation à l’argent et sur les duretés de la vie sociale.
Parce qu’il s’est planté et s’est retrouvé fauché, ruiné, endetté, parce qu’il a couru après la thune pendant le reste de sa vie, parce qu’il avait des loyers de retard, parce qu’il était fatigué de tout ça mais qu’il finissait toujours par craquer et s’acheter le beau manteau qui lui faisait envie même s’il n’avait pas les moyens pour se le payer, parce qu’il refusait d’accepter que d’autres aient une vie matérielle facile et pas lui, Balzac est notre frère.
Ce n’est pas faire insulte à sa mémoire de raconter ses déboires financiers comme ce n’est pas faire insulte à la littérature de rapporter sa soif d’argent. C’est au contraire comprendre pourquoi son œuvre est toujours – voire de plus en plus -actuelle. C’est apprendre sur nous et sur notre société. Balzac a su évoquer la terrible frustration que produisent le manque d’argent, l’envie que l’on peut éprouver devant la vie des riches et quel compromis moral on est prêt à faire pour y goûter. Comment vivre dans un système où l’argent semble être la condition nécessaire au bonheur ? Balzac fut un génie et un loser magnifique, il aurait pu nous enseigner une manière balzacienne de mener nos vies en nous émancipant. Et pour une société comme la nôtre, obsédée par l’idée de réussite totale, c’est un flamboyant contre-exemple.
Titiou Lecoq, Honoré et moi, Le Livre de Poche, Paris, 2021, p. 14.
Balzac s’intéresse (…) au rapport individuel à l’argent, à ce qu’il représente pour chacun. Pour Pons et Rastignac, l’argent est un moyen (…) : Rastignac veut le signifié, le signe extérieur de richesse (…) Pour Pons, il est le moyen d’acquérir les œuvres d’art sans lesquelles la vie est moche. A leur opposé, Grandet aime l’argent en soi. Il ne dépense rien. Il contemple son or la nuit en secret comme s’il s’agissait d’un tableau de maître. Il se réjouit même qu’on ne connaisse pas l’étendue exacte de sa fortune. L’argent n’est plus alors un signe, il ne sert plus alors à obtenir quelque chose ou un rang social, il devient valeur absolue. Enfin, Nucinger, le banquier, aime jouer. Spéculer et gagner la partie, c’est être le maitre du monde, le plus fort. L’argent est simplement le signe qu’il a été le joueur le plus adroit, comme les enfants comptent combien de cartes ils ont à la fin de la partie.
Balzac fait donc entrer l’argent en littérature sous les formes les plus diverses, et cela valait sans doute bien une faillite.
Titiou Lecoq, Honoré et moi, Le Livre de Poche, Paris, 2021, p. 53.
Si l’on est une personne raisonnable, comment peut-on comprendre que Balzac se soit délibérément mis dans une situation financière aussi calamiteuse ? Il faut inverser la question : comment accepter que son champ des possibles, que ses plaisirs, que sa vie soient limités par de l’argent que l’on n’a pas ? Pourquoi accepter de se plier à des règles quand elles nous sont aussi défavorables ? Pourquoi se priver pour respecter un système inégalitaire ?
C’est un grand mystère de comprendre pourquoi et comment ceux qui ont peu tolèrent cette situation et acceptent de n’avoir pas en voyant que d’autres ont tout ? Qu’ils se retrouvent à subir leur vie, à compter leurs centimes, à se priver et à priver leur famille, pendant que d’autres ne savent même plus quoi faire de leur fortune. Cette interrogation anime régulièrement ceux qu’on appelle les dominants, comme si eux ne comprenaient pas par quel miracle une répartition aussi injuste, et qui leur est aussi favorable, peut continuer à tenir sans ébranler l’ensemble des institutions. Eugène Varlin (Eugène Varlin (1839-1871) à Paris, militant socialiste et libertaire, membre de la Commune de Paris) a écrit : « Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines. » La phrase est belle, pourtant chaque jour qui passe nous démontre l’inverse. Les institutions tremblent souvent, vacillent parfois, mais elles finissent toujours par se remettre ensemble et l’ancienne inégalité reprend forme. Peut-être que l’appareil répressif est trop fort, peut-être qu’avoir peu c’est toujours mieux que rien, qu’on trouve toujours plus malmené par la vie que soi, peut-être que chacun à plus ou moins conscience de participer à l’unité sociale du pays, peut-être qu’il y a une éthique et une fierté à s’en sortir, à survivre malgré les difficultés, à faire avec, peut-être qu’il y a un découragement fataliste à penser que le monde ne changera jamais, peut-être qu’il y a un espoir individuel à penser que les choses s’amélioreront pour nos enfants. Pourtant, les anciennes inégalités prennent désormais un sens différent. Il ne s’agit pas seulement d’injustice. C’est notre survie qui est en jeu. Le mode de vie des riches détruit la planète, leurs décisions nous mettent collectivement en danger. Balzac aurait écrit des romans extraordinaires sur le cynisme et l’appât du gain à court terme qui poussent les puissants à faire des choix nocifs pour l’écosystème dont nous dépendons.
Mais pour l’instant, l’immense majorité d’entre nous accepte l’inégalité qu’elle subit et les risques mortels qui vont avec.
Balzac, lui, est dans le refus, ou le déni, de sa véritable position économique. Et c’est d’autant plus paradoxal qu’il est politiquement conservateur. Il a en horreur les révolutions, les émeutes, le désordre, tout ce qui peut déstabiliser l’ordre social. Pourtant, il a mené sa vie de façon révolutionnaire contre l’ordre des choses.
Titiou Lecoq, Honoré et moi, Le Livre de Poche, Paris, 2021, p. 116-117.
Être fauché, c’est le dernier degré du malheur dans notre ordre social ! Et Honoré (de Balzac), qui fit deux fois faillite, en savait quelque chose. Être sans argent, c’est comme être maudit. C’est l’angoisse des fins de mois qui agite le sommeil de beaucoup d’entre nous. Ce sont les calculs sans fin, les mêmes calculs auxquels se livrait Honoré pour savoir si « cela » va tenir. Cela n’étant pas seulement notre budget mensuel, mais notre vie puisque notre existence est conditionnée par l’argent, depuis la naissance jusqu’à notre mort, devenue un secteur marchand comme un autre. Balzac laisse à Bianchon, le médecin qui aura accompagné la fin de vie de nombre de héros de La Comédie Humaine, le soin de livrer le fond de sa pensée quant à la nature du mal qui ronge en profondeur de la société française : « L’envahissement de la finance, qui n’est autre que l’égoïsme solidifié. »
Une phrase qui date de 1846 et à laquelle on peut toujours souscrire mot pour mot : « L’argent autrefois n’était pas tout, on admettait des supériorités qui le primaient. Il y avait la noblesse, le talent, les services rendus à l’État ; mais aujourd’hui la loi de l’argent est un étalon général, elle l’a pris pour base de la capacité politique. »
Titiou Lecoq, Honoré et moi, Le Livre de Poche, Paris, 2021, p.198.
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