Contexte : Jacques, jeune adolescent vivant dans une famille ouvrière de la casbah d’Alger vers les années 1920, rapporte les courses qu’il a faites dans le quartier avec le peu d’argent que lui a confié sa grand-mère. Il lui reste une pièce de deux francs en poche et souhaite la garder pour aller voir un match de foot le lendemain.
Jacques savait qu’il était mal de dissimuler ces deux francs. Il ne voulait pas le faire. Et il ne le ferait pas. (…) Il ne comprit pas lui-même pourquoi il ne rendit pas tout de suite la monnaie qu’il rapportait ni pourquoi, un moment plus tard, il revint des cabinets en déclarant qu’une pièce de deux francs était tombée dans le trou alors qu’il posait sa culotte. Les cabinets étaient encore un mot trop noble pour l’espace réduit qui avait été ménagé dans la maçonnerie du palier de l’unique étage. (…) On y avait pratiqué sur un socle à mi-hauteur coincé entre la porte et le mur du fond un trou à la turque dans lequel il fallait verser des bidons d’eau après usage. (…) L’explication de Jacques était plausible. Elle lui évitait d’être renvoyé dans la rue à la recherche de la pièce perdue et elle coupait court à tout développement. Simplement, Jacques se sentait le cœur serré en annonçant la mauvaise nouvelle. Sa grand-mère était dans la cuisine en train de hacher de l’ail et du persil sur la vieille planche verdie et creusée par l’usage. Elle s’arrêta et regarda Jacques qui attendait l’éclat. Mais elle se taisait et le scrutait de ses yeux verts et glacés. « Tu es sûr ? dit-elle enfin ? – Oui, je l’ai sentie glisser. » Elle le regardait encore. Très bien, dit-elle, nous allons voir. » Et, épouvanté, Jacques la vit retrousser la manche de son bras droit, dégager son bras blanc et noueux et sortir sur le palier. Lui se jeta dans la salle à manger, au bord de la nausée. Quand elle l’appela, il la trouva devant l’évier, son bras couvert de savon gris et se rinçant à grande eau. « Il n’y avait rien, dit-elle. Tu es un menteur. » Il balbutiait : « Mais, elle a pu être entraînée » Elle hésitait. « Peut-être. Mais tu as menti, ce ne sera pas pain béni pour toi. » Non, ce n’était pas pain béni, car au même instant il comprenait que ce n’était pas l’avarice qui avait conduit sa grand-mère à fouiller dans l’ordure, mais la nécessité terrible qui faisait que dans cette maison, deux francs était une somme. Il le comprenait et il voyait enfin clairement, avec un bouleversement de honte, qu’il avait volé deux francs au travail des siens.
Albert Camus, Le premier homme, Gallimard Folio, Paris, 1994, p. 102.
Albert Camus a reçu le prix Nobel de littérature en 1957.
Quel art de réussir en si peu de lignes à décrire un milieu social, l’apprentissage que fait Jacques, les émotions qui le traversent la prise de conscience de la misère et du « prix » de l’argent. Beaucoup d’entre nous pourraient trouver des situations à raconter sur ce thème.