Grandeurs et misères de la richesse

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Poète libanais d‘expression arabe et anglaise, Khalil Gibran (1883-1931) est connu en France pour son ouvrage Le Prophète. Il nous emmène ci-dessous dans une méditation sur différentes formes de richesse, et vers un rebondissement final émouvant.

L’avaricieux arpentait le parc de son palais et ses soucis l’accompagnaient. Au-dessus de sa tête planaient les tracas comme un vautour plane au-dessus d’une carcasse, jusqu’à ce qu’il ait atteint un beau lac entouré de magnifiques statues de marbre.

Il était assis là, sondant l’eau qui s’écoulait des bouches des statues comme des pensées s’écoulent librement de l’imagination d’un amoureux, et contemplait lourdement son palais qui se dressait sur un tertre (…). Son imagination lui révéla les pages du drame de sa vie qu’il lut alors que les larmes qui tombaient lui embuaient le regard (…).

Il regarda en arrière, taraudé par le regret, les images du début de sa vie, tissée par les dieux, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus contrôler son angoisse. Il s’écria : « Hier, je faisais paître mes moutons dans la verte vallée, appréciant cette existence ; je faisais sonner ma flûte et gardais ma tête haute. Aujourd’hui, je suis prisonnier de ma cupidité. L’or mène à l’or, puis à la nervosité, et pour finir à la douleur écrasante.

Hier, j’étais comme un oiseau chanteur, s’élançant librement ici et là dans les champs. Aujourd’hui, je suis esclave de l’opulence volage, des règles de la société, des coutumes de la ville et des amis qu’on achète, plaisant au peuple en me conformant aux lois étranges et étroites de l’homme. J’étais né pour goûter la générosité de la vie, mais je me suis retrouvé comme une bête de somme si lourdement chargée d’or que son échine se rompt.

Où sont les plaines spacieuses, les ruisseaux chantants, la brise fraiche, la proximité de la Nature ? Où est ma déesse ? J’ai tout perdu ! Il ne me reste plus que ma solitude qui m’afflige, l’or qui me ridiculise, les esclaves qui me maudissent dans mon dos, un palais que j’ai érigé comme une tombe pour mon bonheur et dans la grandeur duquel j’ai perdu mon cœur.  

Hier, j’ai parcouru les prairies et les collines de concert avec la fille du Bédoin ; la Vertu était notre compagne, l’Amour notre plaisir et la lune notre gardienne. Aujourd’hui, je vais retrouver les femmes à la beauté superficielle qui se vendent pour de l’or et des diamants.

Hier, j’étais insouciant, partageant avec les bergers toutes les joies de l’existence ; mangeant, jouant, travaillant, chantant et dansant ensemble sur la musique de la vérité du cœur. Aujourd’hui, je me retrouve parmi les gens comme un agneau effrayé parmi les loups. Quand j’arpente les routes, ils me regardent avec des yeux haineux pleins de mépris et de jalousie, et quand je marche dans le parc je vois des visages renfrognés tout autour de moi.

Hier j’étais riche en bonheur et aujourd’hui je suis pauvre en or.

Hier j’étais un berger heureux veillant sur mon troupeau comme un roi miséricordieux regarde avec plaisir ses sujets satisfaits. Aujourd’hui, je suis un esclave qui se tient devant ses richesses, mes richesses qui me dérobent la beauté de la vie que j’ai connue autrefois.

Pardonne-moi, mon Juge ! Je ne savais pas que mes richesses mettraient ma vie en pièces et me mèneraient dans les cachots de la rudesse et de la bêtise. Ce que je pensais être la gloire n’est qu’un enfer éternel.

Il se releva avec lassitude et regarda lentement vers le palais, soupirant et répétant : « Est-ce là ce qu’on appelle la richesse ? Est-ce le dieu que je sers et que j’adore ? Est-ce là ce que je cherche sur terre ? Pourquoi ne puis-je troquer tout cela contre une once de bien-être ? Qui voudrait me vendre une belle pensée contre une tonne d’or ? Qui voudrait me donner un instant d’amour contre une poignée de gemmes ? Qui voudrait m’accorder un œil qui puisse voir les cœurs des autres, et prendre tous mes coffres en échange ? »

En atteignant les portes du palais, il se retourna et regarda en direction de la ville (…). Il leva les bras en gémissant de détresse et s’écria : « Ô vous, habitants de la cité tumultueuse, qui vivez dans les ténèbres, vous précipitez vers la douleur, prêchez le mensonge et parlez stupidement… jusqu’à quand resterez-vous ignorants ? (…) La lampe de la sagesse s’affaiblit ; il est temps de l’alimenter en huile. La maison de la bonne fortune est détruite ; il est temps de la reconstruire et de la garder. Les voleurs de l’ignorance ont dérobé le trésor de votre paix ; il est temps de le reprendre ! »

A cet instant, un pauvre homme se tint devant lui et tendit son bras pour demander l’aumône. En regardant le mendiant, ses lèvres s’entrouvrirent, ses yeux brillèrent de douceur et son visage irradiait de bonté. C’était comme si ce passé qu’il avait regretté près du lac était venu à sa rencontre. Il étreignit l’indigent avec tendresse et remplit ses mains d’or, et d’une voix qui rendait sincère la douceur de son amour il lui dit : « Reviens demain et amène avec toi ceux qui souffrent comme toi. Tous vos biens vous seront restitués. »

Il rentra dans son palais en disant : « Tout est bien en cette vie ; même l’or, car il enseigne une leçon. L’argent est comme un instrument à cordes ; celui qui ne sait pas comment s’en servir correctement n’entendra qu’une musique discordante. L’argent est comme l’amour ; il tue lentement et douloureusement celui qui le refuse, et il égaye cet autre qui le tourne vers ses frères humains. »

Khalil Gibran, Rires et larmes, Arthème Fayard, collection Mille et une nuits, Paris, 2002

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