Faire flamber les billets, un sacrilège ?

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Ayant quitté pour quelques jours leur village, nos héroïnes Montse et sa sœur Rosita, deux jeunes paysannes espagnoles (cf. texte ci-dessus), musardent dans la ville voisine en état de grande fébrilité révolutionnaire au cours de l’été 1936, début de la guerre civile espagnole.

Un attroupement insolite devant la banque Espirito Santo attire leur regard. Les deux s’approchent du cercle des curieux et ce qu’elles aperçoivent les frappent de stupeur : quatre hommes entourent un brasier dans lequel un cinquième jette des liasses de billets, et personne n’a l’idée de les en empêcher, personne n’a l’idée de s’emparer de cette manne, et personne ne s’indigne du dommage qui se perpètre ainsi tranquillement et aux yeux de tous. 

Quant à Montse et Rosita, elles n’osent manifester un ébahissement qui les ferait passer, aux yeux des citadins, pour de vulgaires campagnardes. Alors, elles qui ont été élevées dans le souci continuel d’économiser trois pesetas, de ne pas gaspiller une miette de pain et d’user leurs vêtements jusqu’à la corde, elles qui ont vécu jusqu’ici la vie la plus parcimonieuse pour ne pas dire la plus chiche, elles à qui leur mère a inculqué depuis l’enfance la passion de l’épargne (car l’épargne est pour leur mère bien plus qu’un souci ou une priorité, elle est un goût, et même un goût marqué, et même un goût violent, et même une passion), elles considèrent ce jour-là que cet événement, pour stupéfiant qu’il soit, est dans l’ordre des choses, comme du reste tout ce qui advient en cet été 36, cet été où tous les principes se renversent (…) 

Quand j’y repense, (dit Montse devenue vieille), je me dis que j’aurais dû chiper un paquet de ces billets, je ne serais pas aujourd’hui dans cette merde. 

Il est vrai que ma mère n’a guère eu l’occasion dans sa vie de faire flamber les billets de banque pour allumer ses cigarettes. Elle a même dû se livrer, pour nous vêtir et nous nourrir, à des comptes féroces, et appliquer pour s’en sortir les principes stricts d’économie domestique qu’on lui avait appris. N’ayant plus aucune confiance dans les banques depuis cette fameuse époque où elle avait vu des montagnes d’argent partir en fumée, elle a caché sous la moquette de sa chambre, en prévision de ses vieux jours, un petit tas de billets patiemment amassés mais qui, avec le temps, se sont révélés sans valeur. 

Ma mère : Je les ai bien eus. 

Moi : Qui ça ? 

Ma mère : les banquiers, bien sûr (…) 

Depuis qu’elle me raconte son été prodigieux, c’est la même question qui me revient (…) : qu’est-il resté en elle de ce temps, aujourd’hui impensable, où les hommes brûlaient des liasses de billets pour dire leur dédain de l’argent et des démences qu’il engendre ? (…)

Depuis quelques années, ma mère se moque éperdument du peu d’argent dont elle dispose et le distribue à qui veut, prodigalité que son médecin met sur le compte de ses troubles de la mémoire (…)

Mais j’aime à penser que son médecin se méprend, et qu’une lueur tremblante pétille encore en elle : les braises encore tièdes de ce mois d’août 36 où l’argent fut brûlé comme on brûle l’ordure.

Lydie Salvayre, Pas pleurer, Éditions du Seuil, collection Points, Paris 2014, p.99-101, Prix Goncourt 2014.

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  1. que veut dire : Connecté en tant que Jean Beaujouan ci-dessus ? Que vient faire J… B…. dans ces parages ?

  2. Très beau texte qui montre plusieurs facettes de nos comportements face à l’argent, les questions morales que l’argent soulève et les sentiments contradictoires qu’il suscite (mépris, haine, envie, dérision…) Les pauvres ne peuvent pas dédaigner l’argent, mais pendant longtemps la religion catholique (entre autres) a enseigné que l’argent était sale voire diabolique, ce qui avait sans doute pour fonction d’aider à supporter la pauvreté…

  3. Joli épisode ! Qui m’évoque le billet de banque brulé par Gainsbourg, sujet à polémiques également. J’ai tendance à penser, comme dans le texte, que le dédain de l’argent est une attitude de riche, un impensable pour les pauvres.

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  1. que veut dire : Connecté en tant que Jean Beaujouan ci-dessus ? Que vient faire J… B…. dans ces parages ?

  2. Très beau texte qui montre plusieurs facettes de nos comportements face à l’argent, les questions morales que l’argent soulève et les sentiments contradictoires qu’il suscite (mépris, haine, envie, dérision…) Les pauvres ne peuvent pas dédaigner l’argent, mais pendant longtemps la religion catholique (entre autres) a enseigné que l’argent était sale voire diabolique, ce qui avait sans doute pour fonction d’aider à supporter la pauvreté…

  3. Joli épisode ! Qui m’évoque le billet de banque brulé par Gainsbourg, sujet à polémiques également. J’ai tendance à penser, comme dans le texte, que le dédain de l’argent est une attitude de riche, un impensable pour les pauvres.

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